L’importance de s’attaquer aux résidus de construction, de rénovation et de démolition (CRD) et d’en détourner le plus possible des sites d’enfouissement n’est plus à démontrer. Le dossier est même loin d’être nouveau. Mais pour y arriver, tous les acteurs de cette filière devront mettre la main à la pâte, estime la présidente-directrice générale de Recyc-Québec, Emmanuelle Géhin.
Un défi de taille, reconnaît-elle. Mais les choses sont appelées à bouger prochainement. « On est en mode solutions, affirme Mme Géhin. Et je pense que le marché est prêt à poser des gestes. »
Elle rappelle qu’un comité d’experts a été mis sur pied en 2022, à la demande du gouvernement. Il a d’emblée été recommandé de mettre en place des modifications réglementaires « pour encourager les acteurs autres que [ceux de] l’enfouissement à créer une filière solide ».
Et le plan de match devrait se préciser, car le dépôt d’un rapport détaillé est attendu d’une semaine à l’autre au moment d’écrire ces lignes.
« J’ai bien hâte de voir cette feuille de route », affirme Martin Létourneau, directeur à la Direction générale des politiques en milieu terrestre au ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP).
Selon les données de Recyc-Québec, pas moins de 3,5 millions de tonnes de résidus de CRD ont été générées dans la province en 2021. Du lot, un peu moins de la moitié a pris le chemin du centre de tri et le reste a été envoyé au site d’enfouissement, une solution moins coûteuse pour les générateurs de matières. D’où l’importance d’agir pour renverser la tendance.
Un rôle clé pour les centres de tri
S’il n’en tient qu’à Kevin Morin, directeur général du Conseil des entreprises en technologies environnementales du Québec (CETEQ), les centres de tri pour résidus de CRD sont appelés à jouer un rôle clé pour l’atteinte de cet objectif.
Des gestes concrets doivent être posés afin que l’option du recyclage soit plus attrayante d’un point de vue économique, ce qui n’est pas le cas actuellement. Dans cet esprit, le CETEQ croit encore que l’augmentation des coûts d’élimination des résidus de CRD doit être mise en œuvre.
« On table sur cette action-là, mais on travaille aussi pour la réalisation d’autres mesures qui visent toutes à ce que le recyclage soit plus compétitif, comparativement à l’élimination, dit M. Morin. C’est avec ça qu’on va y arriver. »
Dans ce contexte, les orientations qui seront privilégiées à la suite du dépôt du rapport du comité d’experts sont attendues avec impatience. Dans un monde idéal, le gouvernement annoncera « ses couleurs » plus tôt que tard, souhaite le directeur général du CETEQ.
Selon lui, l’incertitude actuelle freine des projets d’investissement, voire de modernisation, dans certains centres de tri de résidus de CRD, car l’approvisionnement des matières premières doit être au rendez-vous pour assurer la rentabilité des exploitations. Kevin Morin dit également vouloir éviter la fermeture de centres de tri.
Bouquets de mesures
Selon la PDG de Recyc-Québec, Emmanuelle Géhin, un « mix » de mesures devrait pouvoir être mis en place.
En plus des mesures réglementaires attendues, il serait par exemple possible d’envisager que les contrats des grands donneurs d’ordres soient dotés de clauses spécifiques à la disposition des résidus de CRD. Davantage d’informations pourraient en outre être partagées sur les chantiers.
« Ce sont des mesures qu’on connaît déjà et qu’on sait qu’on doit appliquer, précise Mme Géhin. Mais on veut vraiment se donner une feuille de route pour coordonner la mise en œuvre de ces actions. »
Tout se mettra en place de façon graduelle, précise néanmoins Martin Létourneau du MELCCFP. Selon lui, les volets environnemental, social et économique représentent les trois piliers incontournables sur lesquels s’appuie le développement durable.
« Avec les quantités de matières dont on parle, 3,5 millions de tonnes, ce sont des centaines de millions de dollars qui sont en jeu, dit-il. Les décisions que le gouvernement pourrait prendre vont avoir d’importantes répercussions économiques, environnementales et sociales. »
« Il faut s’assurer que les solutions qu’on met en place le soient de façon graduelle pour ne pas avoir de chocs tarifaires et que l’industrie soit prête, ajoute M. Létourneau. […] Si, du jour au lendemain, on dit que tout doit être trié, il faut avoir les infrastructures [les centres de tri] pour prendre cette matière-là. »
Prêts à bouger
Plusieurs acteurs sont prêts à participer aux changements souhaités. C’est entre autres le cas de la Corporation des entrepreneurs généraux du Québec (CEGQ), dont les membres réalisent 85 % des projets institutionnels, commerciaux et industriels dans la province.
« On regarde le bilan annuel de Recyc-Québec en matière de résidus de CRD et ça continue à monter d’une année à l’autre. Les membres cherchent de plus en plus des façons de faire pour éviter cette situation », affirme le directeur des affaires publiques des relations gouvernementales de la CEGQ, David Dinelle.
Selon lui, la CEGQ a mis sur pied un comité interne à l’automne 2023 pour permettre aux membres de s’exprimer et de s’informer sur le sujet. La Corporation fait également partie du comité d’experts formé par Recyc-Québec.
« Je suis convaincu que ça va changer tranquillement, surtout si on accompagne les gens et [qu’]on leur offre de l’aide et de la formation », dit M. Dinelle.
Alors que certains réclament une exemplarité de l’État, le gouvernement dit s’être doté de normes « d’écogestion ». Certaines villes sont également prêtes à bouger.
Pour l’heure, il y a néanmoins des inégalités dans les « écosystèmes territoriaux », souligne Emmanuelle Géhin. Certaines régions sont moins bien organisées que d’autres. « Dans un monde idéal, on ne veut pas que la matière voyage, dit-elle. On ne veut pas que du bois qu’on récupère, par exemple, à Saguenay aille se faire trier à Québec. »
Martin Létourneau dit par ailleurs rêver du jour où le mot démolition sera remplacé par le mot « déconstruction ». Cela permettra une meilleure gestion des résidus de CRD.
Matrec y croit et investit
Bien qu’il y ait encore beaucoup à faire pour optimiser la gestion environnementale des résidus de CRD, l’entreprise Matrec a pour sa part décidé d’envoyer un signal fort. Elle a investi plusieurs dizaines de millions de dollars pour reconstruire son centre de tri de Montréal-Est, ravagé par les flammes en juin 2022.
La cause du sinistre n’a pas officiellement été identifiée. Toutefois, la présence de produits non destinés au recyclage, dont du chlore et des batteries lithium-ions, pourrait être à l’origine de l’incendie. Quelque 150 pompiers ont combattu les flammes durant de longues heures.
« L’incendie nous a donné la possibilité de dire : qu’est-ce qu’on fait ?, explique Yazan Kano, vice-président stratégie pour l’est du Canada chez Matrec, une division de GFL Environmental. On a décidé de réinvestir dans les CRD. »
« C’est un domaine difficile financièrement au Québec parce que la réglementation est actuellement déphasée de la réalité, ajoute-t-il. On fait concurrence à l’enfouissement, qui est beaucoup moins dispendieux. Il faut y croire pour faire un projet comme ça. Et j’y crois depuis longtemps. »
M. Kano dit être à l’origine de l’ouverture des deux premiers centres de tri de résidus de CRD au Québec, en 2012 : l’un à Saint-Hyacinthe, l’autre à Pierrefonds, tous deux acquis depuis par Matrec. Le premier est toujours en activité, contrairement au deuxième. Ce dernier a été fermé il y a quelques années en même temps que le site d’enfouissement qui se trouvait sur place.
Yazan Kano reconnaît malgré tout que la partie n’était pas gagnée d’avance pour la réalisation du projet dans l’est de Montréal, sur la rue Sherbrooke Est. « La direction locale a beaucoup de latitude. Mais j’ai dû vendre le projet, confirme-t-il. On [Matrec-GFL] s’est construit sur des stratégies d’économie circulaire. Ça rentre dans l’ADN de la compagnie. »
La gestion des matières résiduelles (collecte sélective, CRD, matières organiques et compostables), des matières dangereuses et des sols contaminés ainsi que l’exploitation de sites d’enfouissement font partie des services offerts par Matrec-GFL.
« Sans prétention, on doit être la compagnie la plus verticalement intégrée et la plus diversifiée en termes d’environnement, avec l’enfouissement et surtout les autres solutions alternatives », avance M. Kano.
Cette diversification de l’entreprise lui permet, pour l’heure, de rentabiliser l’investissement lié au nouveau centre de tri, dont les activités ont pleinement démarré à la mi-avril 2024. Le projet a profité d’une subvention de 500 000 $ de Recyc-Québec pour l’acquisition d’équipements de tri.
À long terme, le gestionnaire de Matrec dit y voir un potentiel important, ne serait-ce que pour la biomasse, issue des matériaux de construction.
Selon Yazan Kano, outre l’augmentation des redevances à l’enfouissement, il importe malgré tout que des mesures soient mises en place pour favoriser davantage le tri des résidus de CRD. « Il faudrait que les matières de CRD non triées soient bannies des sites d’enfouissement », dit-il.
« Je pense que les promoteurs de construction vont aussi devoir augmenter leurs standards de sélection de transporteurs et de gestion des déchets de construction, ajoute-t-il. […] Il faudrait qu’ils puissent s’assurer que le fournisseur de conteneurs dirige les matériaux ramassés vers des centres de tri certifiés par RECYC-QUÉBEC. »
Une traçabilité des matières est souhaitée, relèvent certains intervenants sondés dans le cadre de ce reportage, pour mettre fin au marché parallèle observé. Des matériaux sont encore entreposés ou éliminés dans des sites illégaux.
Recyc-Québec a mis en place un programme de reconnaissance des centres de tri de résidus de CRD. Actuellement, une quinzaine d’installations de ce type sont reconnues en vertu du programme.
De son côté, Matrec exploite neuf centres de tri de résidus de CRD.
« C’est un secteur qui a besoin d’être modernisé et d’être secoué un peu », résume le vice-président des affaires publiques et du développement durable à Matrec, Richard Mimeau.
Ce dernier dit vouer beaucoup de respect à Yazan Kano. Il l’a connu alors que tous deux travaillaient au sein du CETEQ. « Je le regardais aller et je le trouvais inspirant, dit M. Mimeau. Il a de bonnes idées. C’est un développeur et il est innovateur. »
« La direction locale a beaucoup de latitude. Mais j’ai dû vendre le projet »
— Yazan Kano, vice-président stratégie pour l’est du Canada chez Matrec
« On est partout au Canada et aux États-Unis, relève le dirigeant de Matrec. Mais, comme on favorise l’économie circulaire, on privilégie les fabricants québécois pour nos installations. »
— Yazan Kano
Expertise québécoise
Selon M. Kano, le nouveau centre de tri de résidus de CRD à Montréal-Est fait partie d’un imposant complexe environnemental d’un million de pieds carrés, où un nouveau centre de tri pour les matières recyclables est également en construction. La mise en activité de ce dernier est prévue au début de l’année 2025.
Avec ces installations, l’est de l’île de Montréal est appelé à devenir une « plaque tournante de l’économie verte », avait souligné M. Kano l’an dernier.
À lui seul, le centre de tri réservé aux résidus de CRD sera « le plus gros au Québec, et peut-être même le plus gros au Canada », avance-t-il. Il pourra traiter jusqu’à 300 000 tonnes de matières par année.
Dans le cadre de l’élaboration des plans de l’endroit, M. Kano explique avoir visité différents centres de tri, dont certains aux États-Unis. Il a travaillé sur le projet montréalais avec le vice-président régional de Matrec, David Gendreau, et le consultant Frédéric Fortin.
Le centre de tri adapté aux besoins de Matrec-GFL a ainsi pris forme. Un fabricant québécois, Sherbrooke OEM, a été retenu pour la fourniture des équipements. « On est partout au Canada et aux États-Unis, relève le dirigeant de Matrec. Mais, comme on favorise l’économie circulaire, on privilégie les fabricants québécois pour nos installations. C’est avec cette vision que le centre de tri adapté aux besoins de Matrec-GFL a pris forme. Un fabricant québécois, Sherbrooke OEM, a été retenu pour la fourniture des équipements. »
Pour l’heure, les équipements du nouveau centre de tri sont davantage d’ordre mécanique que technologique. Contrairement aux centres de tri de matières issues de la collecte sélective, les robots n’y ont pas encore leur place. Mais les avancées en la matière sont très rapides et la technologie fera bientôt son entrée.
Tout sera prêt aux installations de Montréal-Est le moment venu. « Le centre de tri [pour les résidus de CRD] a été construit pour ajouter des équipements technologiques dans d’autres phases », dit M. Kano.
Résumé simplement, disons que l’endroit est équipé de convoyeurs heavy duty, de plusieurs types de séparateurs de matières, de tamis et d’autres équipements magnétiques.
Selon Richard Mimeau, ce nouveau centre de tri se distingue toutefois de tous les autres centres de tri québécois par l’ampleur des installations. « C’est possiblement avant-gardiste parce que les autres centres de tri sont plus petits, dit-il. Les gens sont impressionnés quand ils viennent ici, à Montréal-Est. »
« Le premier convoyeur qui monte avec les matières qui y sont déposées par une grue, c’est un peu comme le manège Le Monstre, à La Ronde », illustre avec amusement le vice-président des affaires publiques et du développement durable chez Matrec.
« Après, la matière se met à descendre et le convoyeur shake, explique Richard Mimeau. Les petits morceaux tombent dans certains espaces et s’en vont vers une autre ligne. En cours de route, le métal est aspiré et les autres morceaux s’en vont. Le bois prend une direction, les agrégats, une autre, et ainsi de suite. » Dans le processus, des trieurs terminent à la main le travail de séparation des résidus de CRD. L’endroit compte environ 70 employés.
Actuellement, une bonne partie des matières récupérées (agrégats, bois, verre, métaux) est acheminée vers les filières du recyclage et de la valorisation énergétique. Yazan Kano est cependant persuadé que les débouchés seront appelés à augmenter dès que le secteur des résidus de CRD sera mieux encadré.
« Si le passage par les centres de tri devient obligatoire, il va y avoir plus de volume, calcule le dirigeant de Matrec. Et je crois beaucoup en la créativité québécoise. Elle va savoir trouver de nouvelles façons de traiter ces matières-là et de les recycler. Toutefois, le volume est actuellement insuffisant pour faire ce travail de R&D. »
Construction par étapes
Détail important : la construction du nouveau centre de tri de résidus de CRD de Montréal-Est n’a pas occasionné de bris de services, se félicite M. Kano. La construction des nouvelles installations a été réalisée par étapes, dit-il.
Dans les faits, le bâtiment qui accueillait le centre de tri avant l’incendie était situé sur une propriété de Matrec-GFL où se trouvent également deux autres immeubles, aux allures de hangars.
Rapidement, tout a été mis en œuvre pour utiliser l’un de ces bâtiments afin de continuer à honorer les contrats en cours et de traiter les matières provenant du grand Montréal, des écocentres ainsi que des différents entrepreneurs. Les installations n’étant toutefois pas optimales au départ, seule une première séparation des résidus était réalisée sur place.
« C’était un tri minimal, explique Yazan Kano. Les équipements lourds enlevaient les gros morceaux, les rejets qui ne sont pas triables, et la matière recyclable était envoyée dans nos autres centres de tri, dont à Saint-Hyacinthe et à Argenteuil, pour pouvoir les récupérer. »
Les nouvelles lignes de tri – quatre au total – ont ainsi été installées et mises en activité de façon graduelle au cours des derniers mois. Déjà, après l’installation de la première ligne, la capacité de tri excédait celle d’autres centres de tri québécois, note Richard Mimeau.
Avec la mise en marche du nouveau centre de tri de Montréal-Est, et l’investissement majeur qu’il a entraîné, Yazan Kano affirme que les attentes sont élevées. Il souhaite que les astres soient bien alignés cette fois-ci pour la mise en place d’une filière solide dans ce secteur.
« Si, après ce projet-là, on ne réussit pas à faire quelque chose d’extraordinaire, je vais peut-être arrêter d’y croire », fait-il valoir sans détour.