Le manufacturier d’équipements de recyclage Sherbrooke OEM n’a pas attendu le dépôt du plan québécois visant à encadrer davantage le recyclage et la valorisation des résidus de construction, de rénovation et de démolition (CRD) pour s’imposer parmi les joueurs incontournables de cette filière.
Non seulement Sherbrooke OEM (sigle de Original Equipment Manufacturer) est bien implantée aux États-Unis, où la réglementation est plus sévère pour la gestion des résidus de CRD, mais l’entreprise a récemment mis la touche finale à un projet d’importance au Québec.
Elle a conçu, fabriqué et installé les équipements du nouveau centre de tri de résidus de CRD de Matrec-GFL, à Montréal-Est.
Matrec, une division de GFL Environmental, a en effet investi plusieurs millions de dollars pour reconstruire son centre de tri de la rue Sherbrooke Est, rasé par un violent incendie en 2022. Ce faisant, l’entreprise environnementale a donné un signal clair sur l’importance qu’elle accorde à la valorisation des matières résiduelles issues de la construction.
Il s’agit d’un projet unique pour le marché québécois, estime le propriétaire et président de Sherbrooke OEM, Alain Brasseur. Les nouvelles installations montréalaises se distinguent de la majorité des centres pour résidus de CRD de la Belle Province par leur capacité de tri accrue et leurs équipements à la fine pointe de la technologie. Pouvant traiter jusqu’à 300 000 tonnes de matières par année, le nouveau centre de tri de Montréal-Est sera le plus imposant du genre au Québec.
Selon Alain Brasseur, les premiers centres de tri québécois de résidus de CRD ont fait leur apparition autour de 2005. Leur capacité de tri était plutôt modeste à l’époque. « C’étaient de petites usines de 20, 25 tonnes à l’heure, 100 % manuelles, et avec peu d’infrastructures », explique le grand patron du manufacturier québécois. Avec leur capacité de tri de 100 tonnes de résidus de CRD à l’heure, les nouvelles installations montréalaises sortent assurément du lot. « Cette usine est vraiment la première à faire du gros débit », souligne-t-il. Selon lui, son client a littéralement troqué une bicyclette pour une voiture de « Formule 1 ».
Mission valorisation
Quelque 3,5 millions de tonnes de résidus de CRD ont été générées dans la province en 2021, selon les données de RECYC-QUÉBEC. Près de la moitié des matières a pris le chemin du centre de tri, tandis que le reste a été envoyé au site d’enfouissement, une solution moins coûteuse pour les générateurs de matières.
« L’approvisionnement n’est pas un problème, analyse Alain Brasseur. J’ai vu les rapports de RECYC-QUÉBEC. Ça fait trois ans qu’on jette près d’un million de tonnes de bois à l’enfouissement. C’est le niveau de valorisation pour chacune des matières qui est difficile à atteindre », ajoute-t-il.
À ce sujet, au moment d’écrire ces lignes, le rapport d’un comité d’experts mis en place par RECYC-QUÉBEC en 2022, à la demande du gouvernement, est attendu d’une semaine à l’autre. Les objectifs : mettre en place différentes mesures pour renverser la tendance et valoriser une plus grande proportion de résidus de construction, de rénovation et de démolition. Alain Brasseur est convaincu que Matrec-GFL peut désormais tirer son épingle du jeu avec ses nouvelles installations de Montréal-Est. La variété et la qualité des matières triées sont grandement bonifiées avec les équipements en place, dit-il.
CRD et autres
Cofondée en 1997 par Alain Brasseur, Sherbrooke OEM n’évolue pas que dans le secteur des résidus de CRD. L’entreprise fabrique également différents types d’équipements de recyclage, dont ceux voués à la collecte sélective. Pas moins de 80 % du chiffre d’affaires de l’entreprise est réalisé aux États-Unis.
La proportion des projets de Sherbrooke OEM liée aux résidus de CRD varie d’une année à l’autre. Ce segment d’activités a cependant rempli une bonne partie du carnet de commandes de la PME en 2023 : elle a réalisé des projets dans 10 centres de tri en Floride au cours de cette seule année.
L’entreprise sherbrookoise est active dans le Sunshine State depuis près de 25 ans. Les centres de tri de résidus de CRD y sont devenus incontournables, car cette partie des États-Unis est fréquemment frappée par des catastrophes naturelles.
Sherbrooke OEM est d’ailleurs bien enracinée en Floride, avec la présence d’OEM Florida. Alain Brasseur y passe désormais plusieurs mois par année.
La réglementation en matière de recyclage et de valorisation des CRD y est beaucoup plus stricte qu’au Québec, souligne de son côté le vice-président aux ventes de l’entreprise sherbrookoise, Ian Levasseur.
« Du côté américain, il y a de moins en moins de sites d’enfouissement, dit-il. Même si ce n’est pas dans tous les États, il y a aussi de la législation qui oblige à passer par un centre de tri, par exemple quand on démolit un bâtiment. »
Pour le moment, l’entreprise est surtout active sur la côte est américaine. Et elle ne manque pas de travail. Selon Alain Brasseur, cinq manufacturiers, y compris Sherbrooke OEM, se partagent le marché nord-américain.
« C’est peu de joueurs pour l’Amérique, calcule-t-il. C’est un immense marché, en ébullition. Les gens veulent toujours faire mieux. Mais la croissance de ce marché-là est actuellement limitée par la capacité de manufacturer. »
Le carnet de commandes de Sherbrooke OEM, dont le chiffre d’affaires demeure confidentiel, est éloquent à ce sujet. Il est rempli jusqu’à la mi 2025.
L’entreprise, qui compte une centaine d’employés, a par ailleurs développé au fil du temps des partenariats avec d’autres entreprises pour la conception de certains équipements. « J’ai, par exemple, un partenariat avec une entreprise coréenne pour développer sur mesure nos propres équipements magnétiques afin de servir le marché nord-américain », explique Ian Levasseur.
Un endroit qui répond aux besoins
Ian Levasseur souligne que le nouveau centre de tri de résidus de CRD de Montréal-Est fera office de vitrine technologique au Québec pour le manufacturier d’équipements de recyclage.
« On s’améliore à chaque usine qu’on fait, dit-il. Et on s’inspire toujours de la dernière pour travailler sur la prochaine. »
À preuve, dans le cadre de la préparation de leur plus récent centre de tri, des dirigeants de Matrec se sont rendus en Floride, où la PME des Cantons-de-l’Est a réalisé plusieurs projets au cours des dernières années.
Les options offertes par les concurrents de Sherbrooke OEM aux États-Unis ont été analysées dans la foulée. Mais les avantages liés à la proximité du manufacturier québécois ont, semble-t-il, contribué à faire pencher la balance du côté de ce dernier pour le projet de Montréal-Est.
En cours de route, Sherbrooke OEM a également convaincu son client québécois d’opter pour une usine à gros volume, à l’instar de celles désormais aménagées au sud de la frontière. Parmi les avantages : le taux de récupération des matières « nettement supérieur » atteint avec pratiquement le même nombre d’employés, souligne Alain Brasseur.
Selon lui, ce sont désormais 80 % des résidus de CRD qui peuvent, au bout du compte, avoir une deuxième vie, contrairement à 45 % avec une usine à plus petit volume.
« À 100 tonnes à l’heure, tu peux installer des équipements, comme des tamis vibrants et autres séparateurs aérauliques, qui peuvent faire la séparation des fines [NDLR : résidus fins ou poussiéreux issus de la construction, de la rénovation et de la démolition] et des petits agrégats. Mais à 25 tonnes à l’heure, ça ne se rentabilise jamais », dit-il.
Autrement dit, « ce n’est pas économiquement viable d’extraire les agrégats de la portion mesurant deux pouces ou moins si le volume n’est que d’une tonne par heure. Cependant, la situation change radicalement lorsque ce volume passe à 50 tonnes par heure », illustre le président de Sherbrooke OEM.
« Ce qui distingue le projet de Montréal Est de l’usine traditionnelle, ce sont la qualité et la variété des matériaux qui vont en sortir. »
— Alain Brasseur, président de Sherbrooke OEM
Qualité et variété
Détail technique : l’installation des nouveaux équipements dans l’usine de la rue Sherbrooke Est a été réalisée par étapes au cours des derniers mois. Quatre lignes de tri y ont été mises en fonction l’une après l’autre, de façon graduelle. L’ensemble des équipements y est désormais à l’œuvre depuis la mi-avril 2024.
Pour le moment, les équipements du centre de tri de Montréal sont davantage mécaniques que technologiques. Le travail de tri est achevé manuellement par les 70 employés de l’endroit.
L’usine a néanmoins été conçue et aménagée pour que des équipements technologiques y soient ajoutés lors d’autres phases. Une décision éclairée, car les progrès en matière d’automatisation, particulièrement avec l’intelligence artificielle, se sont accélérés au cours de la dernière année, fait remarquer Alain Brasseur.
Pour l’heure, les camions de transports déposent les résidus de CRD en vrac à l’entrée du centre de tri. Une grue se charge de retirer les gros morceaux qui ne peuvent être valorisés, comme les toiles et les encombrants. Le reste des matières est ensuite déposé sur une ligne de tri.
Durant leur parcours sur un long convoyeur, et sous l’impulsion de différents types d’équipements (séparateurs, trieuses automatiques, tamis vibrants, etc.), les matériaux (agrégats, bois, plastiques, bardeaux d’asphalte, matériaux ferreux et non ferreux, cartons et papiers et déchets divers) prennent différentes directions, selon leur taille et leurs caractéristiques.
« Ce qui distingue le projet de Montréal Est de l’usine traditionnelle, ce sont la qualité et la variété des matériaux qui vont en sortir, explique Alain Brasseur. Plusieurs variétés de bois vont pouvoir y être triées. Les fines seront également valorisées. » Ce modèle d’usine pour les résidus de CRD aménagé au Québec est appelé à devenir « la norme » au Canada, selon M. Brasseur.
Révolution de l’IA
Selon Ian Levasseur, l’ajout de l’intelligence artificielle aux systèmes de tri optique, qui fonctionnent à l’infrarouge à l’heure actuelle, est par ailleurs sur le point de révolutionner les activités des centres de tri.
Et Sherbrooke OEM est aux premières loges de cette révolution grâce à Eagle Vizion, une entreprise dont Alain Brasseur est actionnaire. Eagle Vizion est justement spécialisée dans le développement de technologies de tri optique.
« Les avancées qu’on a faites dans la dernière année et demie sont plus grandes que tout ce qu’on a réalisé depuis 30 ans », s’enthousiasme Alain Brasseur.
« Avec l’intelligence artificielle, on peut faire beaucoup plus de choses pour le CRD qu’avec l’infrarouge, explique de son côté Ian Levasseur. Ce qu’on peut distinguer avec l’œil humain, on peut le faire avec l’IA. Et on est en plein là-dedans. »
Avec l’intelligence artificielle, le bois, l’une des principales matières des résidus de CRD au Québec, pourra par exemple être réparti selon son grade.
« Les différents types de bois pourront aussi être identifiés, comme le plywood ou les panneaux gaufrés, avance M. Levasseur. Présentement, la chose hot pour ceux qui travaillent dans les [résidus de] CRD, c’est d’essayer d’intégrer l’intelligence artificielle pour diminuer la main-d’œuvre. »
Selon le vice-président aux ventes de Sherbrooke OEM, l’intelligence artificielle commence par ailleurs à faire son entrée dans les centres de tri de collectes sélectives, où des robots trieurs fonctionnant à l’infrarouge sont déjà à l’œuvre depuis quelques années.
Éventuellement, « les postes de trieurs dans les centres de tri pourraient être appelés à disparaître », estime M. Brasseur. C’est un grand vent de changement qui s’en vient », laisse-t-il tomber.
Une première « console », essentiellement une caméra à laquelle est intégrée l’IA développée par Eagle Vizion, sera d’ailleurs prochainement installée en Floride dans l’une des usines où Sherbrooke OEM a des équipements.
Une base de données sera constituée dans un premier temps afin d’identifier le matériel, selon des critères de couleurs, de textures et de composition. Ces informations permettront, dans un deuxième temps, de peaufiner les activités de tri.
Dans les faits, les contrôles de qualité, actuellement réalisés par des trieurs, pourront être assurés par l’intelligence artificielle, précise Alain Brasseur.
Pour la petite histoire, M. Brasseur a cofondé Sherbrooke OEM avec un partenaire américain, Bryan Sinram. Mais il en est désormais l’unique propriétaire. La relève semble néanmoins assurée, puisque ses quatre enfants travaillent au sein de l’entreprise. Deux d’entre eux font d’ailleurs partie de l’équipe de direction.