Les événements météorologiques extrêmes génèrent bien plus de déchets qu’on pense. L’État de la Floride, où des ouragans font rage tous les ans, en sait quelque chose. Mais il en va autrement au Québec – certains estiment même que la gestion des matières résiduelles est un angle mort des plans de mesures d’urgence.
Le sujet est d’actualité dans la Belle Province, car les inondations et les refoulements d’égout entraînés par les pluies historiques de l’été 2024 ont laissé dans leur sillage des montagnes de déchets et de débris à gérer. Certaines municipalités, de la région de Lanaudière entre autres, ont dû déclarer l’état d’urgence.
« La gestion des matières résiduelles est sous-estimée dans le contexte des changements climatiques », estime le directeur général du Conseil des entreprises en technologies environnementales du Québec (CETEQ), Kevin Morin.
« Ce qui nous inquiète, explique-t-il, c’est la fréquence. Il y a de plus en plus d’inondations ou de refoulements d’égout. Il y a aussi les grands vents ou le verglas, qui peuvent entraîner des sinistres, et donc une augmentation des déchets. »
« On est inquiets de voir comment les services qui accompagnent tout ça, sur le plan de la collecte en ce qui nous concerne, vont pouvoir se déployer », ajoute le DG du CETEQ.
Les préoccupations de Kevin Morin sont justifiées, selon Christopher McCray, spécialiste en simulations et analyses climatiques chez Ouranos.
Le réchauffement climatique n’est pas une vue de l’esprit, dit-il. « On projette un réchauffement de 2 degrés Celsius à l’échelle de la planète d’ici la fin du 21e siècle, selon la cible de l’accord de Paris », souligne M. McCray.
Or, chaque degré supplémentaire de réchauffement équivaut à une augmentation de 7 % des précipitations lors des tempêtes et des orages, selon un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC).
« Ça, c’est en moyenne, relève Christopher McCray. Mais avec la tempête Debby, Montréal a reçu en août dernier des quantités records de pluie en 24 heures. Des événements extrêmes, on risque d’en voir de plus en plus au cours des prochaines années. »
Selon le Bureau d’assurances du Canada, les dommages causés par les inondations au Québec ont été, pour les assureurs, le deuxième événement climatique extrême le plus coûteux de l’été 2024 au Canada. La tempête de grêle en Alberta vient au premier rang.
« La gestion des matières résiduelles est sous-estimée dans le contexte des changements climatiques »
— Kevin Morin, directeur général du Conseil des entreprises en technologies environnementales du Québec (CETEQ)
Un air de déjà-vu
Si cette réalité est relativement nouvelle au Québec, cela a cependant un air de déjà-vu pour certains États américains, dont la Floride, aux prises tous les ans avec une « saison des ouragans » entre les mois de juin et de novembre.
Le manufacturier québécois d’équipements de recyclage Sherbrooke OEM (sigle de Original Equipment Manufacturer) est d’ailleurs aux premières loges lorsque la météo s’emballe dans cette région du globe. Ses équipements sont à l’œuvre dans 19 centres de tri de résidus de construction, de rénovation et de démolition (CRD) du Sunshine State.
La gestion des CRD est d’emblée plus sévère aux États-Unis qu’au Québec, et ce type d’infrastructure est particulièrement névralgique, voire sollicitée, au lendemain du passage d’un ouragan.
Le vice-président aux ventes de Sherbrooke OEM, Ian Levasseur, a pu en juger par lui-même il y a deux ans. Il se trouvait à Fort Myers, en Floride, pour le démarrage d’un nouveau centre de tri de CRD, lorsque l’ouragan Ian a dévasté cette région. « Quand l’ouragan est arrivé, on n’avait pas encore terminé l’installation, se souvient M. Levasseur. Il nous restait l’électricité à compléter. On a fini les branchements et démarré l’usine avec une génératrice. On est partis de 0 tonne à l’heure à 150 tonnes à l’heure en un temps record. Ça a été toute une expérience! »
Selon lui, la quantité de résidus de CRD à gérer a pratiquement triplé dans les circonstances. Alors que le centre de Fort Myers, propriété de l’entreprise américaine Southwest Waste Services, traite en temps normal de 800 à 1000 tonnes par jour, cette quantité a bondi à quelque 3000 tonnes par jour après le passage d’Ian.
« Ils ont roulé 7 jours sur 7, 24 heures par jour, pendant 3 mois », affirme le représentant de Sherbrooke OEM. Difficile de généraliser le pourcentage d’augmentation de débris qu’entraînent les catastrophes météo. Mais il est « significatif », assure le président de Southwest Waste Services, Charles Lomangino. La situation varie en fait d’une tempête à l’autre, dit-il au magazine 3Rve.
Fait à noter : une agence fédérale, la Federal Emergency Management Agency (FEMA), est chargée de gérer les situations d’urgence aux États-Unis en cas de phénomènes météorologiques extrêmes. « La FEMA engage des entrepreneurs en tempête (storm contractors) », précise M. Lomangino, qui précise être davantage en contact avec ceux-ci qu’avec la FEMA.
« Le plan de gestion des débris après sinistre doit devenir une des priorités des municipalités du Québec. »
— Grégory Pratte, vulgarisateur, chroniqueur et conférencier dans le domaine de l’environnement
Angle mort des mesures d’urgence ?
À l’image de la FEMA, un organisme pourrait-il être mis sur pied au Québec afin d’assurer une meilleure gestion, entre autres des matières résiduelles, lorsque le baromètre s’emballe?
À la lumière de son expérience et de celle de ses clients aux États-Unis, Ian Levasseur de Sherbrooke OEM croit que l’option devrait être analysée.
Le directeur du Front commun québécois pour une gestion écologique des déchets, Karel Ménard, a pour sa part suggéré, dans une récente publication de l’organisme, que ce type d’événement pourrait être géré de façon plus efficace avec la mise en place d’un « centre opérationnel régional ».
« Ce quartier général devrait rassembler des responsables de la sécurité civile, du ministère de l’Environnement ou encore des autorités du monde municipal, dit-il. Il pourrait notamment être en mesure de répartir les ressources disponibles sur le terrain, particulièrement en ce qui a trait au transport et à l’enlèvement des déchets contaminés par l’eau ou les refoulements d’égout. »
Chose certaine, les municipalités doivent dès maintenant inclure davantage la gestion des matières résiduelles dans leur plan de mesures d’urgence, estime pour sa part l’expert en sensibilisation environnementale Grégory Pratte.
« Le plan de gestion des débris après sinistre doit devenir une des priorités des municipalités du Québec, dit-il. Et ce n’est pas nécessaire de réinventer le bouton à quatre trous dans chaque ville. On peut partir d’un modèle et l’adapter. Gardons ça simple, mais, au moins, mettons-nous dans l’action. »
Le maire de Saint-Lin–Laurentides, Mathieu Maisonneuve, est bien placé pour juger de l’importance d’une telle mesure. Sa municipalité a reçu une quantité de pluie « jamais vue » le 9 août dernier. Résultat : une trentaine de maisons ont été inondées, et une centaine d’autres ont dû composer avec des refoulements d’égout.
« On a réalisé que la gestion des matières résiduelles après une catastrophe est tellement importante, fait valoir M. Maisonneuve. Je pense que c’est peut-être un angle mort de nos mesures d’urgence. »
« On a un paquet de procédures pour s’occuper des gens quand il y a une catastrophe, ajoute le maire. Mais on a vite compris qu’après un événement extrême, comme une inondation, les matériaux mouillés peuvent être contaminés. Cet enjeu de santé publique est aujourd’hui en plein cœur de nos préoccupations. »
À propos de l’apport de l’intelligence artificielle :
« Ça va être la prochaine grosse étape dans le traitement des CRD […] C’est quand même excitant, ça fait 20 ans que c’est la même chose dans le domaine des CRD »
— Ian Levasseur, vice-président aux ventes de Sherbrooke OEM
Triés ou enfouis ?
Le directeur général du CETEQ, Kevin Morin, affirme que la collecte des débris devient elle-même problématique au lendemain de phénomènes météorologiques.
Quelles sont les démarches à suivre lors de ces circonstances exceptionnelles pour les entrepreneurs et les villes déjà liés par contrats pour la collecte traditionnelle ? Les règles ne sont pas claires, dit M. Morin.
À cela s’ajoutent la pénurie de main-d’œuvre et la réglementation à respecter sur le nombre d’heures de conduite des conducteurs de poids lourds.
Bref, la situation, qui implique plusieurs intervenants (entreprises de gestion des matières résiduelles, municipalités, ministères, Société de l’assurance automobile du Québec, etc.), aurait avantage à être clarifiée, croit Kevin Morin.
Un autre flou semble entourer le sort des déchets et débris provenant des résidences inondées. Alors que ces matières contiennent souvent beaucoup plus que des résidus de construction, de rénovation et de démolition, elles semblent d’emblée prendre la direction des sites d’enfouissement.
Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) assure toutefois que « les débris issus de sinistres comme les inondations, bien qu’ils puissent avoir été en contact avec des eaux usées, ne sont pas considérés comme des matières résiduelles contaminées ou dangereuses ».
« Ces matières, bien qu’humides en partie, peuvent être acheminées dans des centres de tri de CRD et possiblement être valorisées, souligne le ministère par courriel. La valorisation de ces résidus est d’ailleurs la voie à privilégier. Les résidus ne pouvant pas être valorisés seront alors éliminés dans des lieux d’enfouissement techniques (LET) ».
Différentes mesures ont été mises en place au cours des dernières années pour développer davantage la filière des résidus de CRD. Et ce n’est pas terminé. « Plusieurs avenues sont présentement évaluées par le ministère afin de structurer davantage et de façon pérenne le secteur des résidus de CRD », précise en outre le MELCCFP.
Deux catégories de matières
Aux États-Unis, les débris de tempêtes sont répartis en deux catégories : classe 3 ou C&D (construction et démolition), explique le président de l’entreprise américaine Southwest Waste Services, qui se spécialise dans le recyclage de débris de construction et de démolition. Les premiers sont considérés comme non recyclables et terminent au site d’enfouissement, tandis que les seconds sont recyclés.
« Habituellement, une tempête qui entraîne beaucoup de dégâts par l’eau génère plus de matériaux de classe 3 (nettoyage de la maison), tandis qu’une tempête de vent suscite plus de dégâts structurels, donc plus de C&D », relève Charles Lomangino.
Selon Ian Levasseur de Sherbrooke OEM, la revalorisation du bois, l’une des principales composantes des résidus de CRD au Québec, pourrait d’ailleurs être facilitée avec l’apport de l’intelligence artificielle (IA). « Ça va être la prochaine grosse étape dans le traitement des CRD », s’enthousiasme-t-il.
L’entreprise travaille en partenariat avec Eagle Vizion, une PME dont le président de Sherbrooke OEM, Alain Brasseur, est actionnaire. Eagle Vizion a commencé à intégrer cette technologie à ses équipements de tri – l’un de ses clients en Californie l’utilise d’ailleurs depuis peu.
Au Québec, l’intelligence artificielle permettra, par exemple, de séparer le bois selon son grade, ce qui facilitera son recyclage.
Sherbrooke OEM dit par ailleurs travailler avec les promoteurs de deux nouveaux projets de centres de tri de résidus de CRD appelés à voir le jour au Québec. L’IA y sera mise de l’avant. L’un des deux devrait être mis en activité au printemps 2025.
Ultimement, l’intelligence artificielle permettra d’exercer un meilleur contrôle de qualité, selon Ian Levasseur. « C’est quand même excitant, ça fait 20 ans que c’est la même chose dans le domaine des CRD », dit-il.
Fondée en 1997, Sherbrooke OEM fabrique et installe également des équipements pour les centres de tri de collecte sélective. Cela varie selon les contrats et les années, mais le volet CRD représente près de la moitié de son chiffre d’affaires.
Environ 50 % de ces projets sont réalisés en Floride, souligne le vice-président aux ventes. La PME y a d’ailleurs signé trois nouveaux contrats pour 2025.
L’entreprise a accentué sa présence au sud de la frontière il y a quelques années avec l’implantation d’OEM Florida. Une usine devrait ouvrir ses portes dans cet État à moyen terme. Cela permettra d’y fabriquer certains équipements et de conserver une réserve de pièces de rechange, explique Ian Levasseur.
Pas simple de prévoir l’inconnu
Aux États-Unis, les débris de tempêtes sont répartis en deux catégories : classe 3 ou C&D (construction et Deux cent soixante millimètres de pluie. C’est la quantité de précipitations reçues en quelques heures par la municipalité de Saint-Lin–Laurentides le 9 août dernier. L’administration municipale s’est rapidement retrouvée sur le pied de guerre, avec les inondations et les refoulements d’égout provoqués par toute cette eau.
« Comme maire, on est responsable des mesures d’urgence, fait valoir le premier magistrat, Mathieu Maisonneuve. On essaie de se préparer, mais on n’est jamais prêt à ça. »
Rencontres avec les sinistrés sur le terrain, réalisation de vidéos, publications sur Internet et sur les réseaux sociaux, dont de nombreuses en direct : durant plusieurs jours d’affilée, le maire a multiplié les moyens pour rejoindre, rassurer et informer ses citoyens. Et la gestion des déchets s’est vite imposée à l’ordre du jour.
Si, en temps normal, un maire ne communique pas directement avec un fournisseur de la municipalité pour modifier un contrat in extremis, l’application des mesures d’urgence change la donne, dit M. Maisonneuve. « On a contacté des entreprises spécialisées pour savoir ce qu’on pouvait faire pour aider les gens. »
Entre autres mesures mises en place, les heures d’ouverture de l’écocentre local ont été prolongées durant deux semaines. Plusieurs conteneurs ont été ajoutés pour recueillir les résidus de construction domestiques. Ils étaient vidés aussitôt qu’ils étaient pleins, explique le maire.
Des collectes d’encombrants ont également été réalisées. Des capsules informatives ont même été produites pour rappeler l’importance de trier les résidus.
Le chroniqueur et vulgarisateur en environnement Grégory Pratte, dont l’expertise a été mise à profit dans la foulée des inondations, salue le travail de communication effectué par la municipalité dans ces circonstances exceptionnelles.
De l’aide pour s’adapter
Le maire de Saint-Lin–Laurentides avoue être inquiet de l’effet des changements climatiques. Le territoire de sa municipalité, comme celui d’autres au Québec, est « vulnérable ». « Les conséquences d’un autre 260 millimètres de pluie pourraient être plus grandes que ce qu’on a vécu », dit-il.
Dans les circonstances, l’aide gouvernementale doit être davantage au rendez-vous pour aider les municipalités à adapter leurs infrastructures aux changements climatiques, estime Mathieu Maisonneuve.
« Je pense que le Québec aurait avantage à ce que les intervenants politiques de tous les paliers s’assoient ensemble et collaborent enfin pour être plus proactifs que réactifs dans ce dossier-là », laisse-t-il tomber.
« La stratégie de mise en œuvre du Plan pour une économie verte offre de multiples mesures pour appuyer les municipalités dans la nécessaire transition climatique qu’elles doivent mener », souligne pour sa part par courriel le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs.
Selon ce dernier, le plan de mise en œuvre 2024-2029 prévoit en fait des « investissements inégalés » de plus de 1,2 milliard de dollars dans des mesures visant l’adaptation aux conséquences des changements climatiques.
Par ailleurs, si le ministère ne dispose pas de programme d’indemnisation pour la gestion des matières résiduelles lors d’événements météo extrêmes, telle une inondation, les dépenses exceptionnelles des municipalités en la matière sont admissibles au Programme général d’assistance financière lors de sinistres. La gestion de ce programme relève du ministère de la Sécurité publique, est-il précisé.
Moins de béton, plus de verdure
Le spécialiste en simulations et analyses climatiques chez Ouranos, Christopher McCray, affirme que différentes mesures peuvent être mises en place pour réduire les effets des changements climatiques. Et ce n’est pas que l’affaire des villes et des gouvernements.
Les citoyens peuvent agir, par exemple, en aménageant des jardins de pluie, en éloignant les gouttières de la maison ou en optant pour une porte de garage étanche pour les résidences avec une entrée en contrepente. La Ville de Montréal offre depuis peu une subvention pour cette dernière mesure.
En matière d’aménagement urbain, les parcs et les rues « éponges » (qui permettent de recueillir les eaux excédentaires en période de pluies abondantes ou de fonte des neiges) sont efficaces. « Cela permet de rendre ces espaces plus perméables, dit M. McCray. On restaure des espaces asphaltés ou bétonnés pour réduire la quantité d’eau qui autrement va dans les égouts.
« On a réalisé que la gestion des matières résiduelles après une catastrophe est tellement importante. Je pense que c’est peut-être un angle mort de nos mesures d’urgence. »
—Mathieu Maisonneuve, maire de Saint-Lin-Laurentides